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Les forêts tropicales recèlent une variété de ressources précieuses considérées comme des « biens communs », comme le bois d’œuvre, le bois de chauffage et la viande de brousse. Elles sont limitées, partagées avec tous, mais n’appartiennent à personne. Pourtant, lorsque les individus agissent uniquement dans leur propre intérêt, ces ressources peuvent rapidement disparaître.
Qu’est-ce qui peut donc convaincre les individus de les utiliser de manière responsable et durable, et de veiller à ce que leurs pairs en fassent de même ?
Cette question est au cœur d’une étude récente conduite par Arild Angelsen et Julia Naime, scientifiques au Centre de recherche forestière internationale et au Centre international de recherche en agroforesterie (CIFOR-ICRAF) ainsi qu’à l’Université norvégienne pour les sciences de la vie (Norwegian University of Life Sciences, NMBU).
Comme le savent toutes celles et ceux qui ont déjà essayé de couper un gâteau d’anniversaire, le partage des ressources implique un choix difficile : dois-je me servir en premier ou dois-je penser aux autres et leur en laisser suffisamment pour plus tard ? Ce dilemme est souvent appelé la « tragédie des biens communs ». Pourtant, comme l’écrivent A. Angelsen et J. Naime, « cette tragédie n’est pas inévitable ».
En fait, apprendre à gérer les biens communs de façon responsable est et sera essentiel pour mener à bien les efforts de conservation à l’échelle mondiale, tout particulièrement dans les zones rurales reculées où les institutions formelles n’ont pas toujours une portée efficace.
Quand la sanction rencontre la coopération
Pour que les groupes autonomes puissent gérer durablement leurs ressources, deux éléments clés sont nécessaires : un nombre suffisant de personnes optant pour des choix coopératifs qui profitent à la collectivité, et des sanctions pour celles et ceux qui décident de « profiter du système » en prenant plus que leur part. Ainsi, la gestion communautaire des forêts repose sur ces mécanismes pour être efficace.
Néanmoins, c’est ici que réside le défi : la sanction suscite souvent des réactions négatives. Celles et ceux qui dénoncent les profiteurs pour le bien de la collectivité risquent des représailles, parfois sous la forme d’une vengeance directe de la part des personnes sanctionnées, parfois de la part d’autres profiteurs qui ont échappé à la sanction. Rappelez-vous à l’école lorsque rares étaient celles et ceux qui voulaient être connus pour avoir dénoncé un camarade de classe. Une dynamique similaire se produit également chez les adultes, décourageant les personnes de s’exprimer pour la cause collective.

Expériences de terrain dans trois pays
Afin d’étudier ces questions et de vérifier si le contexte culturel avait une incidence, A. Angelsen et J. Naime ont mené des expériences encadrées sur le terrain (EET). Il s’agissait de jeux de rôle interactifs avec des enjeux financiers réels, où les résultats individuels et collectifs déterminent les paiements pour services écosystémiques (PSE). Les EET ont été menées auprès de 720 petits exploitants forestiers dans trois régions riches en forêts tropicales communes : Pará au Brésil, Kalimantan central en Indonésie et Ucayali au Pérou.
« Au cours de l’EET, un groupe de six utilisateurs forestiers locaux a été confronté à un dilemme social consistant à décider du nombre de parcelles à convertir pour l’agriculture à partir d’une forêt commune. La conservation forestière procurait des avantages globaux plus importants au groupe sous la forme de PES collectifs, tandis que la déforestation procurait aux participants des revenus agricoles supérieurs à la perte individuelle des revenus issus des PES », ont expliqué les coauteurs.
Les participants ont ensuite pris deux décisions : premièrement, le nombre de parcelles à convertir, puis, une fois les résultats obtenus, s’il fallait sanctionner les autres membres pour avoir converti trop de parcelles ou pour toute autre raison (l’identité réelle des autres membres n’a pas été communiquée afin d’éviter des représailles après l’expérience).
À partir de ces décisions, les scientifiques ont créé une typologie des acteurs. La sanction était soit « prosociale » — lorsqu’elle visait les profiteurs — soit « antisociale », lorsqu’elle visait celles et ceux qui coopéraient davantage.
La sanction prosociale était généralement motivée par un souci d’équité et d’égalité de la part de celui qui sanctionnait, car elle réduisait l’avantage supérieur à la moyenne dont bénéficiaient les profiteurs. En revanche, la sanction antisociale pouvait être fondée sur des sentiments de rancune ou de vengeance envers les pairs qui coopèrent davantage. Les punisseurs antisociaux peuvent également tirer profit de la réduction des gains des autres. Certains cas de sanction antisociale observés dans l’EET peuvent avoir été des représailles directes pour avoir été puni précédemment.
Dans les trois domaines de recherche, les chercheurs ont constaté que les coopérateurs et les punisseurs prosociaux (qu’ils ont surnommés Homo reciprocans) étaient le type de punisseurs le plus courant, tandis que les saboteurs (profiteurs qui se livrent également à des sanctions antisociales) constituaient le groupe le moins courant, avec environ 70 % de sanctions prosociales et 30 % de sanctions antisociales.
Inégalités et disparités culturelles
« Lorsque les ‘méchants’ commencent à punir les ‘gentils’, tout peut s’effondrer »
Pour comprendre les conséquences des inégalités sur les sanctions infligées par les pairs, les chercheurs ont mené plusieurs expériences dans lesquelles chaque participant disposait au départ d’un nombre égal de parcelles forestières, et d’autres dans lesquelles ce nombre était inégal. Une proportion beaucoup plus élevée de personnes a infligé des sanctions dans les groupes inégaux, ce qui indique « la manière ambiguë dont les inégalités affectent les schémas de sanction : elles augmentent à la fois la proportion de sanctionneurs pros et antisociaux », ont souligné les auteurs.
Les sanctions par les pairs rendent le parasitisme coûteux et les sanctions prosociales améliorent les performances du groupe en incitant les surexploitants à réduire leur conversion forestière. Cependant, la part élevée de sanctions antisociales, comme le montrent cette étude et d’autres études expérimentales, réduit l’efficacité des groupes autonomes : « Lorsque les ‘méchants’ commencent à punir les ‘gentils’, tout peut s’effondrer », révèle A. Angelsen.
Les chercheurs ont constaté des différences comportementales significatives en fonction des contextes culturels. Plus précisément, les groupes indonésiens ont infligé un nombre beaucoup plus élevé de sanctions, en particulier des sanctions prosociales. Cela peut s’expliquer par « des normes et des préférences plus fortes en matière d’égalité et d’équité » ainsi que par « une plus grande acceptation du recours à la confrontation physique et verbale en cas de violation des normes » en Indonésie par rapport aux deux pays d’Amérique du Sud, ont-ils souligné.
Dans l’ensemble, les recherches montrent que les sanctions par les pairs peuvent « donner des résultats en matière de conservation et réduire la déforestation dans le contexte des PSE collectifs ». Cependant, les sanctions par les pairs peuvent également entraîner des répercussions négatives sur le plan individuel et collectif, qui doivent être prises en compte dans les politiques de gestion des ressources communes. « L’auto-sanction par les pairs comporte un risque de comportement antisocial qui, outre son coût élevé tant pour le sanctionneur que pour le sanctionné, a un effet négatif sur la coopération future », ont conclu les auteurs.
Remerciements
Cette recherche s’inscrit dans le cadre de l’Étude comparative mondiale sur la REDD+ menée par CIFOR-ICRAF. Elle a été rendue possible grâce au soutien de l’Agence norvégienne de coopération pour le développement (Norad), du Département australien des affaires étrangères et du commerce (DFAT), de la Commission européenne (CE), de l’Initiative internationale pour le climat (IKI) du Ministère fédéral allemand de l’Environnement, de la Protection de la nature, du Bâtiment et de la Sécurité nucléaire (BMUB), du Département britannique pour le développement international (UKAID) et du Programme de recherche du CGIAR sur les forêts, les arbres et l’agroforesterie (CRP-FTA), avec des contributions supplémentaires de la part des donateurs du Fonds du CGIAR.








